Pour le philosophe initiateur du courant personnaliste, l’épanouissement de la personne est le ferment de l’édification de la communauté. Or, la personne ne se réalise que dans un élan d’ouverture.
L’ouverture à autrui
L’être humain a besoin de relations de qualité pour être : « Je n’existe que dans la mesure où j’existe pour autrui.[1] » Dans un dépassement d’elle-même, la personne désire la réalisation de l’autre en tant qu’autre, sans chercher à l’instrumentaliser. Ainsi, pour Emmanuel MOUNIER (1905-1950), traiter autrui « comme un sujet, comme un être présent, c’est reconnaître que je ne peux le définir, le classer, qu’il est inépuisable, gonflé d’espoirs, et qu’il dispose seul de ces espoirs : c’est lui faire crédit. Désespérer de quelqu’un, c’est le désespérer. Le crédit de la générosité, au contraire, est fécond à l’infini. [2]» Et cette considération de l’autre n’entre pas en contradiction avec l’épanouissement de la personne elle-même. Bien au contraire.
Une élévation mutuelle
Tout en attisant la singularité de l’autre, la personne affirme sa propre singularité : « La personne ne se libère qu’en libérant »[3]. Mais c’est au prix d’un dessaisissement. Dessaisissement contre l’attraction de son propre ego et de l’isolement qu’il induit – ce qu’encourage pourtant la société de consommation, réduisant la personne à un individu polarisé sur lui-même. Car le monde des autres est une provocation permanente à l’adaptation et au dépassement : « le regard d’autrui (…) bouscule mes assurances, mes habitudes, mon sommeil égocentrique » et « il est, même hostile, le plus sûr révélateur de moi-même. Ainsi, le rapport interpersonnel positif est une provocation réciproque, une fécondation mutuelle.[4] » C’est cette dilatation réciproque des êtres qui permet de surmonter la cassure entre les individus et la société, et ainsi de lutter contre les communautarismes.
Libérer sa vie intérieure
Mais, selon Emmanuel MOUNIER, devenir une personne nécessite parallèlement une « conversion intime » de ses forces ; c’est-à-dire l’acceptation de prendre le temps de rompre avec les distractions extérieures pour se recueillir en profondeur. Se mettre à l’écoute – comme le poète et l’homme religieux – de son intériorité et de l’œuvre qui mûrit patiemment en silence. Loin d’un repli, il s’agit de retrouver le sens de sa vie et des valeurs, et de s’y réajuster régulièrement, afin de s’unifier. « Il faut découvrir en soi, sous le fatras des distractions, le désir même de chercher cette unité vivante, écouter longuement les suggestions qu’elle nous chuchote (…). Cela ressemble plus qu’à rien d’autre à un appel silencieux, dans une langue que notre vie se passerait à traduire.[5] »
« L’homme libre est un homme responsable »[6]
Ni matérialiste ni spiritualiste ou moraliste, la voie que propose le fondateur de la revue « Esprit » est celle d’une adhésion libre à cet élan d’ouverture et de perpétuelle « autocréation » en chacun. Elle est un ferment d’unification en profondeur : unification entre les personnes mais aussi de la personne elle-même lui inspirant son engagement inédit au sein de la communauté. Parce qu’une personne qui ne s’engage pas ne se réalise pas et que le destin collectif ne peut être séparé d’aucune destinée individuelle. Telle est, selon Emmanuel MOUNIER, la vie dans sa plus haute tenue et sa plus grande force contagieuse.
Pour aller plus loin :
- Livres d’Emmanuel MOUNIER (sélection) :
Le personnalisme (1949), Quadrige, PUF, 2010.
Ecrits sur le personnalisme, Points Essais, 2000, Préface de P. Ricœur
Refaire la Renaissance, Points Essais, 2000, Préface de G. Coq.
Mounier et sa génération. Lettres, carnets, inédits (1956), Parole et Silence, 2000.
- Association des amis d’Emmanuel MOUNIER : http://www.emmanuel-mounier.org/
- Revue Esprit : http://www.revue-esprit.fr : revue mensuelle de débat contemporain généraliste qui porte un regard critique sur l’actualité politique, sociale et culturelle en France. Elle réunit les signatures de philosophes, d’historiens, de sociologues, d’écrivains, de juristes mais aussi de journalistes et d’acteurs de terrain.
Source image : photo d’Emmanuel MOUNIER, avec l’aimable autorisation de l’association des amis d’Emmanuel MOUNIER.
[1] Emmanuel MOUNIER (1949), Le personnalisme, PUF, page 40.
[2] Ibid, page 42-43.
[3] Ibid, page 32.
[4] Ibid, page 43.
[5] Ibid, page 61.
[6] Ibid, page 84.
Merci pour cet article qui m’éclaire sur le fondateur de la revue Esprit. Et pourtant, en tant que grenobloise, j’aurais dû m’intéresser à Emmanuel Mounier…
Belle rigueur dans ce commentaire universitaire ! Continue de nous mettre en appétit sans tout donner. Bon vent à ton blog !
Ton texte me parle en ce moment … moi qui démarre un travail de méditation en pleine conscience avec l’aide de Christophe André 😉
Article ô combien instructif et riche ! Merci à toi. Dans la joie de te lire à nouveau …